Le rôle que doit jouer la géologie de l’ingénieur dans les formations en géotechnique n’est peut-être pas une évidence pour tous les lecteurs de la revue Solscope Mag. Dans cet article, nous souhaitons donner un point de vue sur la question, parmi d’autres possibles, avec des implications sur l’exercice des métiers géotechniques. Nous allons considérer la relation entre les deux domaines dans le temps long, puis donner deux exemples de compétence que l’enseignement ou les formations en géologie de l’ingénieur sont censés
apporter, et enfin, éclairer le rôle du CFGI relativement à cette question.
La géotechnique est-elle née de la géologie ? La réponse est non.
Les origines pratiques de la géologie se trouvent dans le besoin en ressources métalliques et minérales et les activités de prospection qu’il a entraînées. Des considérations savantes ont d’autre
part vu le jour dès l’Antiquité au sujet de la raison d’être et des qualités de ces ressources souterraines – on peut citer à titre d’exemple la théorie des exhalaisons relayée par Aristote dans ses Météorologiques. Dans la même période, l’art de bâtir n’est pas en reste, avec des implications géotechniques à la mesure de l’ampleur parfois colossale des projets que cette même Antiquité a
connus. Peu importe si le terme « géotechnique » est ici anachronique : il s’agit par là de désigner cette pratique de la construction aux prises avec sols et roches, muette dans les textes mais riche en solutions que les archéologues ont parfois le loisir de mettre au jour.
Aussi loin qu’on puisse remonter, donc, il n’est pas nécessaire de penser que les compétences des prospecteurs aient dû alimenter celles des constructeurs.
Il en est de même à l’émergence des formes plus systématiques et savantes de la géologie et de la géotechnique, au 18e siècle. Prenons un témoin significatif de l’activité géologique qu’est la production
de cartes. L’une des plus anciennes, bien avant la première carte géologique de France au 1/500 000 dressée par des ingénieurs des Mines en 1841, est la carte minéralogique de Guettard publiée en 1746 – il y établit des continuités à partir d’un semi d’informations.
Cette dernière carte est déjà postérieure à l’un des écrits fondateurs de la géotechnique analytique, celui de Bélidor en 1729. Ce professeur d’école militaire y décrivait notamment, avec détails,
les terrains auxquels les ingénieurs des fortifications pouvaient être confrontés, mais sans jamais se livrer à des considérations sur leur organisation régionale, ni même, ou à peine, spatiale. Il s’en
tint à un exposé qu’on pourrait appeler strictement lithologique des matériaux rencontrés.
La jonction entre géologie et géotechnique, aux origines de la géologie de l’ingénieur au service du domaine de la construction, se fit bien sûr progressivement mais gagna une grande notoriété avec la coupe géologique prévisionnelle que le professeur turinois Sismonda établit pour le tracé du tunnel du Mont-Cenis, dans les années 1860, et qui se révéla exacte. C’est dans la même décennie que Thomé de Gamond traçait la première coupe géologique pour un projet de tunnel sous la Manche (au demeurant en partie fausse). Il est significatif que ces productions opérationnelles aient été réalisées dans le cadre de grands projets souterrains, aux besoins techniques voisins de projets miniers.
On conclut donc bien de ces indices que géotechnique et géologie connaissent un mûrissement historique parallèle, puis se rejoignent au 19e siècle mais en gardant leur autonomie. Dans ces conditions, pourquoi admettre aujourd’hui que la géologie serait indispensable à l’enseignement de la géotechnique en général – pas seulement à celle des grands travaux – et au-delà à l’exercice du métier ?
Nous en venons à la deuxième étape de l’article, celui de la place et des apports de la géologie dans les cursus formant les géotechniciens. Nous nous bornerons ici à en repérer deux parmi les plus
importantes.
Pour schématiser, nous nous référons à la géotechnique comme visant à caractériser mécaniquement les terrains concernés par des constructions pour vérifier et assurer leur stabilité. C’est à ce titre une science des matériaux comme il en existe d’autres.
Le premier apport de l’enseignement de la géologie est d’éviter que la géotechnique ne se réduise à une science des matériaux, quand bien même leur provenance serait naturelle, en laissant croire qu’un tableau de paramètres le plus exact possible concentrerait ce que l’ingénieur doit comprendre des terrains en présence – tendance qui peut être observée chez certains étudiants. Ainsi, une compétence spécifiquement offerte par l’étude de la géologie, notamment la cartographie, est la capacité à raisonner dans l’espace, par opposition à des raisonnement simplement statistiques. Le recours à cette compétence devrait inciter le jeune praticien à comprendre l’importance de se référer, en contexte sédimentaire, à la stratigraphie plutôt qu’à la lithologie pour construire un modèle géotechnique. C’est elle aussi qui doit maintenir sa vigilance sur la question de la représentativité des données de reconnaissance – issues d’une prospection qu’il a conçue lui-même ou non, mais dont il doit assumer la responsabilité –, et donc une capacité critique qui éviterait de faire reposer la fiabilité des projets sur les seuls facteurs de sécurité. Tout modèle géotechnique pertinent devrait ainsi être conçu comme l’intégration de données mécaniques et hydrauliques et dans un modèle… géologique.
Un deuxième apport de l’enseignement de la géologie réside dans le travail de terrain. Une compétence essentielle visée est la capacité à observer, capacité qui ne doit pas être confondue
avec une autre compétence, celle d’interpréter les faits pour construire un modèle. Maîtriser les deux compétences et réussir le passage de l’un à l’autre demande du temps et une pédagogie graduelle. Ce travail de terrain, devant des affleurements, des paysages, des observations à la loupe de géologue, croisant les échelles, mais également dans tout le travail explicatif basé sur des scénarios temporels, tout cela forge également chez les étudiants une culture dite naturaliste, basée sur l’observation et, inévitablement, la mémoire.
Cette culture, même au stade initiatique, donne la possibilité de trancher entre modèles possibles/impossibles ou réalistes/ irréalistes suggérés par l’exploitation automatisée des données
de reconnaissance par sondage ou prospection géophysique.
En fin de compte, la géologie offre tout à la fois une culture scientifique et des compétences naturalistes, socle qui présente un intérêt majeur pour la géotechnique. Cet intérêt est celui d’une plus grande lucidité sur des pratiques de modélisation qui sinon pourraient devenir de plus en plus convenues, celui d’une meilleure compréhension des risques liés au déploiement spatial des projets – dont l’intégration des risques naturels autrement que par une vérification de bases de données – en d’autres termes, celui d’un renforcement de la géotechnique en tant qu’ingénierie.
Nous en venons à la conclusion de l’article. Le CFGI, fondé il y a 55 ans, a eu pour objet affiché dès l’origine de « promouvoir les études intéressant directement ou indirectement la géologie de l’ingénieur et de l’environnement et d’en diffuser les résultats. » La motivation des fondateurs, Jean Goguel en particulier, était d’apporter à la société les moyens de reconnaître et de gérer de manière appropriée les problèmes engendrés par l'interaction entre activités humaines et milieu naturel géologique.
« Observer, mesurer, analyser, conceptualiser, modéliser, observer encore et agir », a depuis lors constitué au CFGI la devise qui sous-tend la démarche de l’ingénieur géologue.
Cependant, le contexte actuel donne parfois l’impression que la culture géologique du milieu géotechnique s’est affaiblie.
Combien d’articles scientifiques, de conférences, de communications publiques sur des projets de toutes dimensions, où est passée presque totalement sous silence la dimension géologique, pourtant déterminante ? C’est peut-être du fait que beaucoup de géotechniciens sont venus à la géotechnique
« sans passer par la case géologie ». Nous pensons donc que notre association devrait être un lieu de transfert des savoirs, de « formation continue » en géologie de l’ingénieur pour les jeunes et les moins jeunes, dont chaque membre peut tout à la fois être force de proposition, acteur, et bénéficiaire des savoirs mûris par ses confrères. N’hésitez pas à nous rendre visite sur notre site Web (www.cfgi-geologie.fr), à participer à nos prochains événements et à adhérer !
Jean-David Vernhes
UniLaSalle Beauvais
Sara Lafuerza
Polytech Sorbonne
Jean-Alain Fleurisson
Mines Paris Tech
Membres du conseil d’administration du CFGI