L'ANALYSE DU CYCLE DE VIE (ACV) APPLIQUÉE AUX OUVRAGES GÉOTECHNIQUES : UNE NOUVELLE MÉTHODE POUR UNE ÉVALUATION GLOBALE DES IMPACTS ENVIRONNEMENTAUX
11/03/2025

L'ANALYSE DU CYCLE DE VIE (ACV) APPLIQUÉE AUX OUVRAGES GÉOTECHNIQUES : UNE NOUVELLE MÉTHODE POUR UNE ÉVALUATION GLOBALE DES IMPACTS ENVIRONNEMENTAUX






Au-delà de l'ambition de neutralité carbone en France en 2050, les acteurs de l’acte de construire du domaine du bâtiment et des travaux publics doivent s’intéresser aux impacts environnementaux de leurs projets. La recherche de solutions techniques vertueuses associant sobriété environnementale et pérennité structurelle devient un élément important à intégrer lors des phases de conception des projets de construction. Les ouvrages géotechniques, en tant que constituants indispensables, doivent donc être intégrés à cet objectif.

INTRODUCTION
Les matériaux principalement utilisés pour la construction des ouvrages géotechniques (fondations, murs et écrans de soutènement, traitement de sol…) sont réalisés à partir de ciments
et d’acier. Ces deux familles de matériaux ont des impacts environnementaux importants, en particulier vis-à-vis des émissions de gaz à effet de serre.
Le choix de solutions techniques et de méthodes constructives plus vertueuses est donc un point important d’une conception géotechnique durable.
L’évaluation de l’empreinte carbone d’un ouvrage est bien évidemment un élément fondamental. Néanmoins, une approche technique qui serait uniquement focalisée sur ce point peut
conduire à n’avoir qu’une vision partielle des impacts environnementaux.
La méthode de l’analyse du cycle de vie (ACV) présentée dans cet article est une méthode plus complète qui permet de prendre en compte l’ensemble des impacts environnementaux
et ceci sur toute la durée de vie de l’ouvrage, du berceau à la tombe suivant la terminologie retenue.

 

LA MÉTHODE D’ANALYSE DU CYCLE DE VIE (ACV)
L'ACV est une méthode fonctionnelle et multicritère d’évaluation de l'impact environnemental. Elle a pour objectif de quantifier et rendre comparables les dommages à l’environnement causés par les activités humaines. C'est un outil analytique dont la fonction est l'amélioration des processus productifs dans une démarche d'éco-conception.
Son principe repose sur la définition d'une unité fonctionnelle, représentant la fonction du système modélisé, à laquelle tous les flux de matière, d'énergie et les impacts sont rapportés.
Pour différents scénarios de construction d'un ouvrage, les flux de matière et d'énergie émis vers et extraits de l'environnement sont estimés au cours de l'inventaire. Sur la base de ces
flux, les impacts environnementaux sont évalués pour différentes catégories ou domaines à protéger tels que le climat, la santé humaine, les écosystèmes… À chaque phase de l'analyse,
l'interprétation permet de discuter les hypothèses et les résultats et de proposer des recommandations pour réduire les impacts (figure 1).
L’originalité de la méthode de l’ACV par rapport à d’autres approches repose sur l'estimation des flux de matière et de leurs impacts potentiels sur l'ensemble du cycle de vie d'un produit, afin d'éviter des propositions d'améliorations du système productif menant à des déplacements d'impact d'une
catégorie à une autre (réduire les émissions de gaz à effet de serre, mais augmenter l’écotoxicité, par exemple), ou d'une étape du cycle de vie à une autre.

 

DÉMARCHE PAS À PAS
Étape 1 - Définition de l’unité fonctionnelle et modélisation du système
L'unité fonctionnelle est la grandeur quantifiant la fonction du système, sur la base de laquelle les scénarios évalués sont comparés.
Pour une unité fonctionnelle donnée, on quantifie pour chaque scénario les flux de référence, à savoir les quantités de produits requises et achetées pour remplir cette fonction.
Le choix de l'unité fonctionnelle est crucial, car il influe sur le résultat de l'étude. L'unité fonctionnelle est une grandeur qui doit être mesurable et additive. Ainsi, si l’ouvrage global est décomposé en un ouvrage A (par exemple, la superstructure) et un ouvrage B (par exemple, les fondations), les résultats de l’ACV des ouvrages A et B doit être équivalente à l’ACV de l’ouvrage A plus l’ACV de l’ouvrage B.
Les flux de référence sont calculés pour un système de production donné, modélisé selon une approche systémique. Le système modélisé est subdivisé en processus unitaires (figure 2), assurant chacun une activité unique ou un groupe d'activités.
Les processus unitaires sont ensuite reliés les uns aux autres par des flux de produits. Les processus unitaires sont reliés à l'environnement par des flux élémentaires (entrant ou sortant).
Le niveau de détail de la modélisation d'un processus unitaire dépend des objectifs de l'étude, et des données à disposition pour le renseigner.
La modélisation du système prend généralement en considération les processus impliqués dans les différentes étapes du cycle de vie de l’ouvrage :

  • extraction des matériaux primaires, énergie requise par la fabrication des matières premières,
  • mise à disposition des infrastructures de transformation, des machines et du transport des matériaux,
  • construction de l’ouvrage,
  • utilisation, entretien et maintenance de l’ouvrage,
  • déconstruction avec la génération de déchets ou de leur valorisation (réutilisation, recyclage ou valorisation énergétique).

Étape 2 – Inventaire
L'inventaire du cycle de vie quantifie les flux de matière et d'énergie extraites
ainsi que les émissions polluantes dans l'eau, l'air et le sol. Il consiste à quantifier
les flux de matière et d'énergie entrant et sortant du système, rapportés à l'unité fonctionnelle définie précédemment. L'inventaire s'effectue sur la base des flux de référence estimés précédemment, multipliés par des facteurs d'émission et d'extraction. Ces facteurs fournissent, pour chaque unité de matière et d'énergie consommée par unité fonctionnelle, la quantité de chaque substance émise vers ou extraite de l'environnement. Ils sont disponibles dans des bases de données d'inventaire telles qu’Ecoinvent (https://ecoinvent. org/).

 

Étape 3 – Analyse de l'impact environnemental
L'analyse de l'impact environnemental permet la mise en équivalence des différents flux de matière et d'énergie, en les rapportant à différentes catégories d'impact environnemental. Cette phase du cycle de vie consiste d'abord à catégoriser les émissions et les extractions de substance dans différentes catégories d'impact (par exemple, changement climatique, effets sur la santé humaine…), puis à caractérise le potentiel de ces substances à causer un ou plusieurs impacts environnementaux.
Cette caractérisation s'effectue en appliquant une ou plusieurs méthodes d'analyse de l'impact (par
exemple, ReCiPe ou IMPACT World+).
Généralement ces méthodes d’analyses reprennent les indicateurs d’impact de la norme NF EN 15804. Les impacts considérés dans cette étude
sont :

-acidification (ACI)
- changement climatique (CC) : biogénique, fossile ou changement d’usage du sol,
- écotoxicité sur les eaux ECOTOX (métaux, substances inorganiques, substances organiques),
- eutrophisation (EUTFresh, EUTmar, EUTter) : eau douce, eau de mer, terrestre,

-toxicité humaine (HTOXcan, HTOXn can) : cancer, non-cancer,
-radiation ionisante (IR),
-utilisation du sol (LU),
-appauvrissement de la couche d’ozone(OD), ozone photochimique (POF),
-particules (POF),
- utilisation de ressources (RESfos et RESmin) : fossiles, minéraux et métaux,
- utilisation de l’eau (WU).

 

Étape 4 – Interprétation
L'interprétation a pour objectif d'identifier les étapes du cycle de vie sur lesquelles intervenir pour réduire des résultats d'une ACV porte sur chaque phase de l'ACV. Elle vise également à
déterminer les paramètres clés, à tester la robustesse des résultats de l'analyse ainsi qu'à estimer les incertitudes. Limites et potentialités d’une ACV. En tant qu’outil d’évaluation environnementale, l’ACV est une méthode holistique permettant de comparer des scénarios entre eux. La méthode est
transparente tant que les hypothèses sous-tendant l’analyse sont clairement spécifiées et testées dans le cadre d’études de sensibilité. En particulier les choix effectués lors de la délimitation
du système, en matière d’allocation, les valeurs des paramètres-clés doivent être explicités.
La dimension multicritère peut se révéler complexe lorsqu’il s’agit de traduire l’évaluation à l’échelle décisionnelle, qui favorise un transfert d’information succincte.
L’ACV est une méthode en plein développement, tout particulièrement en
matière de bases de données d’inventaire et de méthode d’évaluation de l’impact environnemental. Cela implique des innovations constantes d’indicateurs d’impact, de prise en compte des variabilités spatiales et temporelles, de territorialisation des flux ou des facteurs de caractérisation, entraînant des mises à jour fréquentes.

BASES DE DONNÉES
L’ACV d’un ouvrage requiert une grande quantité de données pour pouvoir calculer, d’une part, les flux de matière extraite de l’environnement, puis de
substances émises vers l’environnement, et, d’autre part, les impacts environnementaux.
Ces calculs reposent en grande partie sur des bases de données d’inventaire et des bases de données dites « filles ».
-Les bases de données d’inventaire fournissent des facteurs d’émission de polluants et d’extraction de ressources pour certains produits, matériaux et procédés
industriels. La base de données d’inventaire de référence est Ecoinvent, fournissant des données pour des procédés génériques à l’échelle mondiale ou nationale.

- Les bases de données « filles » fournissent des scores d’impact par produit, matériaux et procédés. Elles reposent sur les bases de données d’inventaire, souvent Ecoinvent, mais ne fournissent
pas le détail de l’inventaire des émissions et des extractions. En France, Inies
(www.inies.fr) est la base de données de référence pour les produits de construction,
Diogen (www.diogen.fr) fournit quant à elle des données par matériaux.

 

ASPECTS NORMATIFS
La réalisation d’une ACV est cadrée par deux normes ISO : ISO 14040 (2006) et ISO 14044 (2006).
La norme ISO 14040 décrit les principes et le cadre de l'analyse du cycle de vie (ACV), notamment la définition de l'objectif et du champ d'application de l'ACV, la phase d'analyse de l'inventaire
du cycle de vie (ICV), la phase d’analyse de l'impact du cycle de vie (AICV), la phase d'interprétation du cycle de vie, le rapport et la revue critique de l'ACV,
les limites de l'ACV, la relation entre les phases de l'ACV et les conditions d'utilisation des choix de valeurs et des éléments facultatifs.
La norme ISO 14044 spécifie quant à elle les exigences et fournit des lignes directrices pour l’ACV. Elle couvre les études d’ACV et les études d'inventaire du cycle de vie (ICV).
Différentes normes européennes sont également en vigueur pour l’évaluation de l’impact environnemental des ouvrages de génie civil, dans la série « Contribution des ouvrages de construction au développement durable » :
-  NF EN 15643 – Cadre pour l'évaluation des bâtiments et des ouvrages de génie civil,
 -NF EN 15978 – Évaluation de la performance environnementale des bâtiments
- Méthode de calcul,
 -NF EN 17472 – Évaluation de la contribution au développement durable des ouvrages de génie civil - Méthodes de  calcul,
- NF EN 15804 – Déclarations environnementales sur les produits - Règles
régissant les catégories de produits de construction,
NF EN 15941 – Qualité des données pour l'évaluation environnementale des produits et des ouvrages de construction
- Sélection et utilisation des données.

 

SPÉCIFICITÉ DES OUVRAGES GÉOTECHNIQUES
Les retours d’expérience des premières ACV réalisées sur des ouvrages géotechniques
montrent :

 

  • contrairement aux biens manufacturés
    qui peuvent être fabriqués en grand
    nombre, chaque ouvrage géotechnique
    constitue plus ou moins un prototype
    unique,
    - la durée de vie de ces ouvrages est longue, voire très longue (≥ 100 ans), et
    les sujets de durabilité et maintenance peuvent représenter une part importante
    des impacts environnementaux,
    - une partie des ouvrages géotechniques ne pas être déconstruit en fin
    de vie de la structure supportée. Tel est par exemple le cas d’un pieu en béton moulé dans le sol.
    - Enfin, les ouvrages et travaux requis (injection, traitement de sol) pour les
    phases provisoires peuvent avoir un impact très important. Il est souvent délicat de définir l’unité
    fonctionnelle, en particulier du fait que la limite entre les ouvrages géotechniques et la structure supportée n’est pas nécessairement pertinente. Une optimisation indépendante des seuls
    ouvrages géotechniques ou des seules structures de génie civil supportées par ces ouvrages géotechniques pourrait conduire in fine à des majorations des impacts environnementaux de la structure non optimisée. Ceci montre lanécessité d’avoir une vision globale de la conception, au niveau de l’unité fonctionnelle en entier.

EXEMPLE DE L’ACV D’UN MUR DE SOUTÈNEMENT


Un exemple d'ACV est présenté ci-après. Il correspond à l'étude d'un mur de soutènement, d'une hauteur hors sol de 4,5 m, permettant de construire une plateforme à l'amont. Pour ce
cas d’étude, 3 solutions techniques ont été envisagées : mur cantilever en béton armé, mur Redi-rock et mur en gabion. En considérant que le mur de soutènement est associé à l’exploitation d’un processus industriel, une durée de vie de 30 ans a été considérée. Au-delà de cette période, l’ouvrage est déconstruit.
Les calculs sont réalisés pour une unité fonctionnelle de 1 m linéaire de mur. Dans cet exemple, la maintenance du mur n’est pas requise compte tenu de sa durée de vie limitée.

 

Le tableau 1 donne une évaluation de l’empreinte carbone (GES) pour les 3 solutions techniques envisagées.
Les calculs sont menés en considérant un béton standard et des aciers neufs.
Le mur en gabion qui nécessite moins de béton et d’acier apparaît donc plus vertueux. L’utilisation d’un béton très bas carbone modifierait bien évidemment les résultats de cette analyse.

 

La figure 4 permet de comparer les 3 solutions techniques pour chaque catégorie d’impact environnemental.
Pour chaque catégorie d’impact, la valeur est normalisée par celle de la solution la plus impactante. Un point se rapprochant du centre du graphique indique donc un moindre impact.
D’une solution à une autre, en fonction des matériaux utilisés, les impacts peuvent être très différents : ainsi, le mur en gabion est peu impactant visà- vis du changement climatique, mais très impactant vis-à-vis de l’écotoxicité aquatique.

 

INSERTION DE L’ACV DANS LE PROCESSUS D’ÉTUDE
La phase de conception est la phase la plus importante pour minimiser les impacts environnementaux d’un ouvrage. Il est donc nécessaire d’intégrer l’approche ACV dès le démarrage
des études d’avant-projet, voire des études préliminaires. Cependant, la réalisation d’une ACV nécessite des informations détaillées et précises sur la conception, la construction et l’exploitation
de l’ouvrage, à des niveaux de détail qui sont souvent peu compatibles avec des définitions « en grande masse » du projet d’ouvrage, qui peut évoluer sensiblement au cours des différentes
étapes de conception.
La prise en compte de l’ACV dans le processus de conception requiert : une expertise en éco conception pour s’orienter vers les solutions réputées les plus efficientes,
de se tenir à jour très régulièrement des connaissances sur les impacts des matériaux, les producteurs faisant des efforts importants pour les réduire, de disposer d’outils, qui restent à développer, pour connecter directement
l’ACV dans les maquettes 3D.


EN SYNTHÈSE
La méthode d’analyse du cycle de vie est relativement complexe et donc assez difficile à mettre en oeuvre dès les phases initiales de conception des ouvrages de génie civil et géotechniques.
Néanmoins, les premières applications réalisées pour des ouvrages géotechniques (murs de soutènement, pont, amélioration de sol par inclusions rigides) ont mis en évidence le grand
intérêt de l’ACV pour une éco-conception, en particulier pour la vision globale de la vie de l’ouvrage qu’elle requière.
Des approches méthodologiques simplifiées restent à développer pour inscrire pleinement l’ACV dans le processus d’éco-conception géotechnique, dès les phases amont des projets.

 


Éric Antoinet, directeur technique
Antea Group
Adrien Sarelli, responsable
développement durable Antea Group