Dans le cadre de ses activités en Afrique, Terrasol a conduit, ces deux dernières années, les études d’exécution
des systèmes de fondations des deux plus grandes tours d’Afrique actuellement en construction : la tour F,
de plus de 300 mètres de hauteur, à Abidjan, pour Spie Batignolles fondations et Besix, et la tour Mohammed-VI, d’environ 250 mètres de hauteur, à Rabat, pour Besix-TGCC (avec Solsif comme sous-traitant pour les fondations).
Ces deux tours (figure1), bien qu’elles soient construites dans des terrains sensiblement différents, ont comme point commun de reposer sur un système de fondations comprenant un radier de forte épaisseur sur barrettes. Il s’agit ici de comparer les différents aspects de la conception des systèmes de fondations de ces deux tours, en mettant en avant les points suivants : le contexte géotechnique avec une reconnaissance des terrains reposant sur des essais pressiométriques, des essais de chargement réalisés au moyen de cellules d’Osterberg et enfin le dimensionnement mettant en oeuvre des procédures d’interaction sol-structure au moyen de méthodes de calcul par éléments finis ou de méthodes hybrides.
RECONNAISSANCE DES TERRAINS
La tour F (Abidjan) présente un système de fondations comprenant 70 barrettes dont la pointe est injectée. Les barrettes présentent une longueur de 60 m et une section de 4.2 m2 (1,5 m x 2,8 m).
L’empreinte au sol de la tour s’apparente à un pentagone inscrit dans un cercle de 40 m de diamètre. En tout, 13 sondages pressiométriques de 30 à 90 m de profondeur, et 2 sondages carottés de 20 m de profondeur ont été réalisés, ce qui est suffisant compte tenu de la surface au sol de l’ouvrage étudié. Le site comprend essentiellement des terrains argilo-sableux avec une nappe vers 25 m de profondeur. Des lentilles argileuses de taille métrique peuvent apparaître de manière erratique. Ces terrains ont été principalement caractérisés au moyen du pressiomètre Ménard avec des pressions limites nettes pouvant atteindre 8 MPa. Les modules pressiométriques et les pressions limites sont
respectivement de l’ordre 15 MPa et 1,4 MPa au niveau de la base du radier vers 10 m de profondeur, puis croissent continûment avec la profondeur jusqu’à 60 m de profondeur. À partir de cette profondeur, les propriétés des terrains sont quasiment constantes : le module pressiométrique et la pression limite nette sont respectivement de l’ordre de 60 MPa et 4 à 6 MPa.
Deux essais à la cellule d’Osterberg (figures 2 et 3) ont été réalisés sur des pieux forés de 1,5 m de diamètre dont la pointe est injectée selon la même méthodologie que les barrettes. Ces essais instrumentés ont permis de confirmer les ordres de grandeur fournis par l’application de la norme NF P 94-262 en ce qui concerne les frottements axiaux.
Deux aspects importants méritent d’être soulignés : ces essais ont permis de retenir des valeurs de frottement sans considération des limites forfaitaires indiquées par la norme NF P 94-262, mais
ont confirmé la nécessité de réduire ces valeurs en surface compte tenu du passage répété de l’engin de forage (la réduction proposée par la norme étant malgré tout un peu forte). En ce qui concerne la pointe, les essais à la cellule d’Osterberg ont aussi permis de valider avec succès la procédure d’injection de la base des fondations mise en oeuvre par Spie Batignolles fondations. Pour une pression limite nette de 4 MPa dans les sables, la valeur du facteur de pointe apparent est bien supérieure à 2,0 et atteint même 3,0.
La tour Mohammed-VI (Rabat) présente un système de fondations comprenant 104 barrettes. Les
barrettes présentent une longueur de 70 m et une section de 3,24 m2 (1,2 m x 2,7 m). L’empreinte au sol de cette tour s’apparente à un carré de 35 m de côté. Elle est entourée d’un socle périphérique
constitué d’un bâtiment R+1, si bien que l’infrastructure présente dans sa globalité une empreinte au sol de l’ordre de 100 m de côté. En tout, 8 sondages pressiométriques entre 70 et 100 m de profondeur, 4 sondages carottés de 60 m de profondeur, et prèsde 25 sondages pénétrométriques ont
été réalisés, ce qui est suffisant compte tenu de la surface au sol de l’ouvrage étudié. Le terrain de fondation est constitué d’alluvions molles argileuses et sableuses sur 40 m d’épaisseur,
recouvrant un banc de sables et de graves denses de 20 m d’épaisseur qui a servi d’horizon d’ancrage aux barrettes de fondation. Au-delà, on rencontre des marnes compactes avec des pressions
limites de plus de 5 MPa.
Deux essais à la cellule d’Osterberg ont été réalisés sur des barrettes identiques à celles du projet. Les résultats obtenus ont permis de confirmer les ordres de grandeur proposés par la norme
NF P 94-262. Comme pour la tour F, ces essais ont permis de retenir des valeurs de frottement sans considération des limites forfaitaires indiquées par la norme NF P 94-262, mais ont confirmé la nécessité de réduire ces valeurs en surface compte tenu du passage répété de l’engin de forage. Dans des sables ou des graves présentant des pressions limites nettes supérieures à 2 MPa, pour des fondations forées à la boue, le frottement axial peut être pris égal en pratique à αpieu-sol.fsol.
Ces deux projets constituent donc une belle vitrine du savoir-faire français en termes de calcul des fondations profondes à partir des règles pressiométriques développées depuis près de 60 ans.
CONCEPTION DES SYSTÈMES DE FONDATION
Pour les deux tours, le système de fondation comprend un radier de forte épaisseur (entre 2,5 et 3,5 m) qui contribue à la rigidité de l’infrastructure et à l’homogénéisation des charges entre les barrettes centrales situées à l’aplomb du noyau et les barrettes périphériques (figure 4). Dans les deux cas,
les barrettes ont été arrêtées dans des terrains présentant une pression limite suffisante pour maîtriser les tassements globaux et éviter les effets de fluage. Un rapport de 2 à 3 est en général recherché
entre la contrainte transmise par le radier et la pression limite nette des terrains dans lesquels les barrettes sont ancrées. Pour la tour Mohammed-VI, la contrainte transmise par la tour est de l’ordre de 1 MPa, tandis que la pression limite nette des terrains à la base des barrettes est de l’ordre de 3 MPa. Pour la tour F, la contrainte transmise par la tour est de l’ordre de 1,6 MPa pour une pression limite nette des terrains à la base des barrettes de l’ordre de 4 MPa (le rapport un peu plus faible est compensé par une injection de la pointe des barrettes).
Pour les tours de grande hauteur, les effets d’interaction sol-structure jouent un rôle fondamental dans la conception du système de fondations, à la fois sous chargement vertical (tassements absolus et différentiels, rotations, sollicitations internes et descente de charge) et horizontal (rotation et flèche horizontale, effets du 2e ordre).
Ainsi la détermination de la descente de charge passe par une estimation la plus appropriée possible de la raideur des barrettes tenant compte des effets de groupe qui se manifestent et qui tendent à assouplir la raideur apparente des barrettes (notamment en partie centrale). Cet aspect joue un rôle
fondamental pour ce type de projet, car cela conduit généralement à une distribution plus uniforme des charges sur les fondations permettant ainsi de maximiser le travail du béton armé dans
chacune des fondations et d’optimiser les sections des barrettes et leur profondeur.
Cette approche évite de concevoir des systèmes de fondations où toutes les charges se reportent seulement sur les barrettes centrales.
Une bonne estimation des raideurs est aussi fondamentale pour un calcul fiable et robuste de la superstructure. Cette remarque trouve écho dans de nombreux projets de réhabilitation pour lesquels le projet initial a été calculé en négligeant complètement l’interaction sol-structure. Dans le cadre d’une
opération de réhabilitation, la prise en compte de l’interaction sol-structure peut conduire à mettre en évidence des excès de contraintes dans la structure portée, ou à l’inverse des possibilités d’optimisation insoupçonnées dans les fondations.
Pour les deux tours, la raideur des fondations a été obtenue en procédant selon les trois étapes suivantes :
1) l’estimation de la réponse d’une barrette isolée par des modèles semi-empiriques « directs » :
2) l’estimation de la réponse d’une barrette en groupe, soit à l’aide de modèles numériques (tour Mohammed-VI) soit à l’aide de modèles hybrides (tour F). Pour alimenter ces modèles, il est nécessaire de choisir un module de déformation pour le terrain en cohérence avec la gamme de déformation du projet. Les analyses qui ont été menées pour ces 2 projets ont permis de justifier des modules de l’ordre de 4 à 6 x EM selon les combinaisons de chargement ;
3) l’actualisation des modèles précédents pour le traitement des actions dynamiques (vent et séisme) en majorant les termes de raideur et/ou les modules de déformation d’un facteur de 2 à 3 par rapport aux valeurs « statiques ». Cette majoration vise à rendre compte de la faible amplitude des déformations induites par ce type de sollicitation.
PROCÉDURES D’INTERACTION SOL-STRUCTURE
La conception des systèmes de fondation de la tour F et de la tour Mohammed-VI a nécessité la mise en oeuvre de procédures d’interaction sol-structure spécifiques associant des modèles éléments finis en 3 dimensions avec le logiciel Plaxis 3D et des modèles hybrides avec le logiciel Tasplaq développé
par Terrasol. Les modèles hybrides sont des modèles qui combinent des méthodes de résolution numérique classique, telles que la méthode des éléments finis, et des méthodes analytiques,
permettant un gain considérable en temps de calcul et une possibilité accrue de procéder à de vastes études paramétriques, ce qui est toujours appréciable pour des projets complexes à concevoir dans des délais courts. Ce fut le cas pour la tour F et la tour Mohammed-VI, pour lesquelles les études d’exécution d’interaction sol-structure ont été réalisées en moins de 3 mois.
Les interactions entre les modèles – géotechnique et structure – ont été gérées selon la procédure classique illustrée sur la figure 5. Selon cette procédure, le modèle géotechnique intègre le radier, le terrain et les barrettes en interaction.
L’ensemble est soumis à l’application d’une descente de charge détaillée exprimée au-dessus du radier (au pied des voiles, des poteaux, etc.). Le modèle structure, intégrant le radier également, repose sur un ensemble de ressorts dont les rigidités sont ajustées itérativement par des allers-retours entre les deux modèles. L’obtention d’une déformée (amplitude et courbure) du radier comparable entre les deux modèles traduit la convergence de cette procédure itérative.
LA TOUR F
Pour la tour F, l’utilisation d’une méthode hybride a permis de grandement accélérer les procédures d’interaction sol-structure nécessaires et de faciliter le dialogue entre les ingénieurs géotechniciens et les ingénieurs de structure. L’approche retenue est basée sur l’utilisation des courbes d’influence (figure 6) qui permettent de gérer les effets de groupe à partir d’un calcul de barrette isolée. La courbe d’influence traduit l’interaction entre deux barrettes : la première chargée induit un tassement sur la
seconde qui est supposée non chargée et située à une distance quelconque. Ce calcul peut se faire au moyen d’abaques, par exemple ceux de Poulos, ou d’un modèle numérique centré sur une barrette isolée. On combine ensuite les différents facteurs d’influence en fonction de la distance entre les barrettes. Le résultat est une raideur « corrigée » (par effet de groupe) qui dépend à la fois de l’emplacement relatif des barrettes et de la distribution de la descente de charge. Le calcul met en particulier en évidence un contraste de raideur apparente entre les barrettes centrales périphériques même lorsqu’elles sont chargées de façon identique.
La mise en oeuvre de cette approche simplifiée permet de gérer très efficacement les effets de groupe sans avoir à réaliser un calcul 3D par la méthode des éléments finis. Pour le projet de la tour F, un calcul 3D complet a néanmoins été réalisé de manière à confirmer les résultats obtenus. La confrontation entre les modèles numériques et hybrides avec des écarts inférieurs à 5 % a permis de valider pleinement la fiabilité et la robustesse de la conception proposée.
L’utilisation d’un modèle numérique 3D a permis d’accéder à la distribution des efforts à la base des barrettes et le long de leur fût, permettant ainsi une meilleure compréhension de la répartition des charges : les barrettes situées en périphérie du radier et supportant les façades sont capables de mobiliser du frottement axial pour équilibrer les charges qu’elles reçoivent, tandis que les barrettes situées sous le noyau mobilisent principalement de la pointe. Il est important de souligner que cet
effet doit être le moins significatif possible : en effet, si les barrettes sous le noyau de la tour mobilisent essentiellement le terrain à leur base, il faut conclure au fait qu’elles sont trop rapprochées, et penser à une conception où elles sont plus éloignées les unes des autres, ce qui permet de reporter des charges vers les barrettes extérieures.
LA TOUR MOHAMMED-VI
Pour la tour Mohammed-VI, le modèle numérique a quant à lui permis de comprendre plus finement l’interaction entre la tour à proprement parler et son socle périphérique générant du frottement
négatif : les raideurs des barrettes périphériques habituellement plus importantes que celles des barrettes situées sous le noyau sont ainsi réduites. Cet effet a été identifié en menant des calculs numériques en 3D dans lesquels le noyau de la tour sur barrettes et le socle périphérique sur pieux ont été modélisés. Des procédures spécifiques ont été développées de manière à déterminer les efforts dans chacune des barrettes ce qui a permis d’identifier les efforts de frottement négatif sur
les barrettes extérieures. La détermination des efforts en tête de barrettes à partir du modèle numérique a permis de déterminer les raideurs de chaque barrette qui ont été transmises au bureau d’études de Besix en charge du dimensionnement de la structure de la tour.
Le socle s’appuie sur des pieux courts de 10 m de longueur fondés sur une couche de sable dense peu profonde. Ces pieux sont justifiés aussi en traction dans le cas d’inondation.
Des études d’interaction sol-structure sous charge sismique ont également été conduites. Plusieurs aspects ont dû être considérés : le premier est relatif aux effets cinématiques pour le dimensionnement des barrettes, qui sont amplifiés par le contraste de raideur entre la couche de sable vers 50 m de profondeur dans lesquelles les barrettes sont fondées, et les alluvions de surface qui sont présentes sur presque 30 m de profondeur ; le second est relatif à la différence de raideur entre la tour et le socle périphérique vis-à-vis des fondations qui les supportent respectivement : les effets inertiels induits par la tour, très souple (période propre de l’ordre de 5 s), sont relativement faibles, tandis que ceux induits par le socle, beaucoup plus raide et étendu (période propre de l’ordre de la seconde) sont significatifs notamment vis-à-vis des efforts tranchants à prendre en compte en tête des pieux courts.
QUELQUES ENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX
Les études d’interaction sol-structure menées sur la tour F et la tour Mohammed-VI ont permis de développer des méthodes toujours plus efficaces pour mener à bien les études d’exécution et entamer les travaux rapidement (figures 7, 8, 9 et 10).
Les méthodes hybrides constituent des alternatives pertinentes et efficaces aux méthodes numériques qui restent encore coûteuses en temps de calcul et de mise au point. Ces deux projets avec leurs contextes géotechniques bien différents constituent deux exemples de référence de tours de grande hauteur reposant sur un radier sur fondations profondes. Les essais de chargement au moyen de cellules d’Osterberg ont aussi démontré la fiabilité des règles pressiométriques pour estimer la portance des fondations de grande profondeur.
Sébastien Burlon
Directeur d’études chez Terrasol
Fahd Cuira
DGA et directeur scientifique chez Terrasol