À 75 ans, Francis Bardot, ingénieur civil des Mines et expert honoraire agréé par la Cour de cassation, revient sur sa carrière après avoir créé tour à tour son bureau d’études géotechniques et son cabinet d’expertise judiciaire et privée. Il explique entre autres les effets pervers de la loi Spinetta qui l’ont conduit à une réflexion sur le rôle du géotechnicien ayant abouti à la création de la norme NF P 94-500 de juin 2000 relative aux missions d’ingénierie géotechnique.
QUELLES ÉTUDES AVEZ-VOUS FAITES ET AU SEIN DE QUELLES ENTREPRISES AVEZ-VOUS TRAVAILLÉ À VOS DÉBUTS?
Francis Bardot: Féru de géologie depuis l’adolescence, ma passion pour les cailloux a commencé en cours de géologie au collège. C’est alors que j’ai collectionné roches, minéraux et fossiles. J’ai ensuite été admis en 1966 à l’École des mines de Saint-Étienne (option géologie). Puis, j’ai effectué plusieurs stages, dont l’un à l’agence de SaintÉtienne de la Socotec dans laquelle j’ai été embauché en 1970. Cette première expérience professionnelle m’a permis d’acquérir une culture générale du bâtiment et des travaux publics qui s’est révélée très précieuse pour la suite de ma carrière. Dans le prolongement de ma passion pour la géologie, j’ai intégré le département sols et fondations de la Socotec à Paris en 1974, et, l’année suivante, le service interrégional sols et fondations qui venait d’être créé à Lyon. J’en profite pour rendre un hommage chaleureux et sincère à Guy Sanglerat qui dirigeait l’entité lyonnaise, et qui nous a quittés récemment ; je lui dois énormément, tant sur le plan personnel que professionnel.
POURQUOI AVOIR CRÉÉ VOTRE PROPRE BUREAU D’ÉTUDES GÉOTECHNIQUES?
Un événement extrêmement important est intervenu dans le domaine de la construction et qui a bouleversé et déterminé la suite de ma carrière. Il s’agit de la loi sur l’assurance construction du 4 janvier 1978, dite loi Spinetta, du nom de son rapporteur. Son objet principal était d’assurer une indemnisation plus rapide des victimes des sinistres de la construction. Tous les intervenants dans l’acte de construire ont eu alors l’obligation de s’assurer dans le cadre de la garantie décennale et dans la limite de leur compétence ; la police dommages ouvrage fut alors créée. Seul le bureau d’études géotechniques pouvait ainsi être assuré et prendre la responsabilité de déterminer un ouvrage géotechnique. C’en était donc fini des pratiques anciennes quand le système de fondation était déterminé par l’architecte, l’ingénieur structure ou le contrôleur! C’est dans ce contexte que j’ai créé en 1980 mon propre bureau d’études géotechniques Fondaconseil. L’activité de ce dernier s’est rapidement développée, du fait de la quasi-obligation de faire intervenir un géotechnicien dans tout projet de construction de bâtiment. Mais un effet pervers n’a pas tardé à se manifester. En effet, certains maîtres d’ouvrage ont profité du vide juridique pour mettre en cause le géotechnicien dès qu’un problème de sol survenait. Le raisonnement était simple: problème de sol = responsabilité du géotechnicien!
C’EST AINSI QUE VOUS VOUS ÊTES INTÉRESSÉ À L’EXPERTISE JUDICAIRE?
En effet, la mise en cause des géotechniciens m’a amené en 1990 à envoyer une lettre à Monsieur Saint Rémy Pellissier, alors président de l’Union syndicale géotechnique (USG), dans laquelle j’attirais son attention sur la nécessité de réfléchir sur la définition des missions géotechniques et leur étendue, et de créer une commission de réflexion ad hoc. Elle comprenait Jacques Robert, Frédéric Durand et moi-même, avec l’assistance de Jean-Jacques Mousselon en contact avec les assureurs. Ceci constituait ainsi la première pierre du processus qui a abouti à l’élaboration de la première version de la norme NF P 94- 500 de juin 2000 relative aux missions d’ingénierie géotechnique. Il s’agit d’un progrès important incontestable: le rôle joué par le géotechnicien est précisé et sa responsabilité qui en découle est mieux cernée.
Parallèlement, je commençais à titre personnel à me lasser des différentes mises en cause dont la plupart étaient sans objet, et j’ai estimé qu’il valait mieux être du bon côté de la table au cours d’une réunion d’expertise! En effet, suivant l’avis précieux de Guy Sanglerat, j’avais été inscrit en 1981 sur la liste des experts de la cour d’appel de Lyon dans le domaine de la géotechnique (même si ce vocable n’était pas encore utilisé). Depuis cette date, j’avais donc déjà effectué un certain nombre de missions d’expertise judiciaire, mais cette activité restait marginale par rapport à celle d’ingénieur-conseil géotechnicien. Dès le début des années 1990, j’ai accordé davantage de temps à l’expertise judiciaire que j’exerçais encore dans le cadre de Fondaconseil. Néanmoins, en raison du risque de conflit d’intérêts croissant, j’ai créé en 1993 une deuxième structure : le cabinet d’expertises Bardot, intégrant aussi l’expertise privée. Je tiens à préciser que j’ai déposé mon dernier rapport judiciaire au début de cette année, et qu’à ce jour j’ai complètement arrêté cette activité. Celle de l’expertise privée est désormais reprise par Franck Barbet – expert près la cour d’appel de Lyon en géotechnique – qui avait repris la direction de Fondaconseil en 1999, et que j’accompagne lorsque cela est utile.
QUELLES SONT LES PRINCIPALES MISSIONS D’UN EXPERT JUDICIAIRE?
Ma fonction d’expert judiciaire consistait à effectuer des missions confiées par des juridictions judiciaires ou administratives, le plus souvent en procédure civile, et plus rarement en procédure pénale. Pour simplifier, en expertise civile, il faut rechercher les causes du sinistre ou du litige financier ; préconiser les remèdes ; chiffrer les préjudices ; déterminer les éléments de fait relatifs aux responsabilités... En expertise judiciaire civile, il s’agit de déterminer qui va payer en respectant le principe fondamental du contradictoire. En expertise judiciaire pénale, il s’agit de déterminer qui va être condamné à une peine.
L’expert a plus de pouvoir, mais peu de moyens parce que c’est l’État qui paye! En expertise privée, il s’agit d’accompagner et de conseiller une partie dans le cadre d’une procédure judiciaire ou privée.
QUELLES SONT LES PLUS GRANDES DIFFICULTÉS DE CETTE ACTIVITÉ?
Les difficultés que doit affronter l’expert sont nombreuses. Il faut distinguer le cas de l’expertise judiciaire de celui de l’expertise privée. Dans le second cas, les obstacles sont moins nombreux, car l’expert se cantonne à un rôle purement technique consistant à éclairer son client. Il n’est donc pas en première ligne. En revanche, dans le premier cas, l’expert judiciaire joue un rôle central. Il dirige les opérations d’expertise et joue le rôle de chef d’orchestre. Son action se déroulant dans le cadre d’une situation conflictuelle, il doit faire preuve de beaucoup de pédagogie et de psychologie pour tenter de trouver un consensus sur le programme des investigations à réaliser, sur l’origine et les causes des désordres survenus et sur les solutions réparatoires en prenant soin de ne jamais passer la barre de la maîtrise d’œuvre. Il doit faire preuve d’autorité tout en écoutant les parties dans le cadre du contradictoire, et aussi de beaucoup d’humilité, car les problèmes peuvent être très complexes avec de multiples facteurs à l’origine du sinistre. D’autre part, en matière civile, à la suite d’un sinistre ayant affecté un ouvrage et donnant lieu à expertise judiciaire, il est généralement demandé à l’expert désigné par le juge, dans le cadre de sa mission, d’indiquer ou de préconiser les travaux confortatifs et d’en indiquer le coût. C’est là que réside une difficulté majeure : qu’entend-on par les «préconisations» de l’expert? L’expert peut et doit définir le principe des travaux confortatifs, mais sans en effectuer luimême le dimensionnement de détail, et, surtout, sans diriger lui-même les travaux. En effet, ces prestations sont du ressort du bureau d’études et du maître d’œuvre, mais pas de celui de l’expert judiciaire. Ce dernier n’est ni rémunéré ni assuré en tant que tel pour les effectuer ; elles ne font pas partie de sa mission.
L’EXPERT JUDICIAIRE GÉOTECHNICIEN TRAVAILLE-T-IL SEUL ?
On parle souvent de la solitude de l’expert. Celui-ci n’est seul que s’il le veut bien. En effet, la géotechnique embrasse une multitude de sujets et aucun géotechnicien sérieux ne peut prétendre les maîtriser à lui seul. Concernant les problèmes de circulation d’eau dans le sol, j’ai eu la chance dans ma carrière de rencontrer Christian Archambault, l’un des meilleurs experts hydrogéologues. Il m’a souvent aidé, en qualité de sapiteur ou de co-expert, à traiter des problèmes ardus (rabattement de nappe, défaut d’étanchéité de parois moulées, traitement de glissements de terrain par drainage.…). Pour des problèmes de circulation des eaux en surface, j’ai également collaboré à plusieurs reprises avec Roberto Bertilotti qui est une pointure en matière d’hydrologie, ainsi qu’avec Éric Chalaux, géomorphologue.
D’autre part, concernant les travaux réparatoires, l’expert judiciaire doit fournir un avis sur leur coût. Compte tenu souvent de l’importance de ce dernier, il peut et doit se faire assister par un autre expert, un sapiteur économiste de la construction. J’ai très souvent travaillé avec Pierre Voutay qui a inventé le métier d’économiste de la construction à partir de la profession ancienne de métreur-vérificateur. Il en est de même pour les préjudices financiers pour lesquels il peut se faire assister par un expert financier. L’expert n’est donc pas seul, il peut constituer autour de lui une équipe pluridisciplinaire qui permet des échanges très fructueux et une meilleure appréhension des problèmes à résoudre.
L’URGENCE DE CERTAINS SINISTRES AMÈNE-T-ELLE À RÉSOUDRE DE MANIÈRE DIFFÉRENTE LES DOSSIERS QUE L’ON VOUS SOUMET?
Il convient en effet de distinguer deux cas en fonction de l’urgence : soit le phénomène incriminé tend vers une stabilisation (tassement de consolidation par exemple), soit il peut s’aggraver rapidement (effondrement de structures, glissement de terrain). Dans le premier cas, on a tout le temps d’effectuer les recherches pour déterminer les causes, voire de palabrer sur les imputabilités. Plus l’expertise durera, plus les tassements arriveront près de leur terme, et il n’y a donc pas à proprement parler urgence, bien au contraire.
En revanche, dans d’autres cas (mur de soutènement déstabilisé, fuite dans une digue, glissement de terrain…), il est urgent de choisir, puis de prescrire, la méthode de confortement la plus efficace pour sauver des vies humaines en évitant l’effondrement des structures dans les semaines ou les jours, parfois même les heures qui suivent.
Une intervention rapide avec des travaux conservatoires d’urgence permet en règle générale de limiter ultérieurement le coût des travaux réparatoires définitifs et, par voie de conséquence, des enjeux financiers (préjudices d’exploitation, loyers, relogement…). L’expert judiciaire géotechnicien a donc le devoir de faire prendre sur place toutes les mesures conservatoires d’urgence qu’il estime nécessaires, au besoin avec l’appui du juge. Son rôle reste absolument irremplaçable pour comprendre et donc pour expliquer les «vérités des parties» ou les convaincre d’évoluer! Il faudrait ainsi ne missionner que des spécialistes et non des généralistes de la construction, mais ceci est un vaste problème dont la solution est à rechercher dans la notion de collège d’experts.
Propos recueillis par Claire Janis-Mazarguil