Une formation d’ingénieurs en géotechnique et géophysique à Polytech Sorbonne, de belles rencontres, un parcours méritoire ont fait de Philippe Cosenza notre tête d’affiche de ce numéro d’avril 2022.
Philippe Cosenza, pouvez-vous vous présenter ?
Philippe Cosenza : J’ai suivi une formation d’ingénieur en géotechnique et géophysique à ce qui s’appelait à l’époque l’Institut de sciences et technologies de l’université Pierre-et-Marie Curie. Cette école universitaire d’ingénieurs s’appelle aujourd’hui Polytech Sorbonne. Ce choix résulte probablement d’un compromis avec mon père, immigré calabrais, qui me projetait en «ingegnere», et moi qui visais une formation plus académique, plus universitaire. Au cours de ce cursus et plus particulièrement pendant mes stages, j’ai vraiment eu un coup de foudre pour la géotechnique, et plus largement pour les applications souterraines des sciences physiques. Malgré ma forte attirance pour les chantiers et l’esprit de camaraderie qui y régnait, Mme Solange Guillaume, la responsable du cursus, ne me voyait pas en conducteur de travaux, et m’a alors fortement influencé pour poursuivre en thèse, ce que j’ai fait en 1991 en m’inscrivant à un DEA à la sortie de mon cursus d’ingénieur. J’ai soutenu en 1996 une thèse de mécanique des roches – sur le sel gemme pour être plus précis – au sein du groupement pour l’étude des structures souterraines de stockage, un groupe satellite du laboratoire de mécanique des solides de l’École polytechnique. Ce travail a bénéficié de l’encadrement de Mehdi Ghoreychi et de Ghislain de Marsily. Cette formation «à et par la recherche» et mes enseignements comme moniteur à l’université Pierre-et-Marie-Curie ont été pour moi une vraie révélation. J’avais trouvé ma vocation : devenir enseignant-chercheur ! J’ai eu alors la chance d’être recruté dans la foulée en 1997 comme maître de conférences dans l’équipe de géophysique appliquée d’Alain Tabbagh à l’université Pierre-et-Marie-Curie. Et, aujourd’hui, à presque 55 ans, je ne regrette rien de ces choix et remercie toutes ces personnes rencontrées.
Aujourd’hui, vous travaillez au sein de l’École nationale supérieure d’ingénieurs de Poitiers depuis 13 ans. Quelles sont vos activités au sein de cet établissement (recherche, enseignement, etc.) ?
Je suis arrivé à Poitiers en 2009 comme professeur, suivant un «alignement des planètes», comme on le dirait aujourd’hui. Je venais de soutenir en 2008 mon Habilitation à diriger des recherches. Notre petite maison de banlieue parisienne était devenue trop petite à la naissance de notre quatrième enfant. Ma femme a des attaches familiales en Charente où nous y passons encore toutes nos vacances d’été. L’École nationale supérieure d’ingénieurs de Poitiers (ENSI Poitiers) et l‘équipe de recherche HydrASA cherchaient à recruter un professeur familier avec l’écosystème «école d’ingénieurs», et capable de travailler sur les milieux argileux qui restent le domaine d’excellence de cette équipe de recherche.
Au sein de l’ENSI Poitiers, j’ai la chance d’enseigner mes deux domaines de compétences : la géotechnique et plus précisément la mécanique des roches, ainsi que la géophysique appliquée au génie civil et aux travaux souterrains. Depuis 2013, je bénéficie de la confiance de l’actuel directeur de l’ENSI Poitiers, Jean-Yves Chenebault, puisque je suis dans l’équipe de direction en tant que directeur adjoint à la Recherche. Mes principales missions dans cette fonction visent à structurer les activités de recherche menées dans l’école et plus précisément à assurer la cohérence entre ces activités et l’offre de formation de l’école d’ingénieurs.
Au sein de cette école, vous faites partie de l’équipe HydrASA ? Quelle est sa thématique ? En quoi consiste-t-elle exactement ? Quel est votre rôle ?
HydrASA signifie Hydrogéologie, Argiles, Sols et Altérations. La spécificité forte et visible à l’échelle nationale de cette équipe de l’université de Poitiers et du CNRS consiste en sa capacité à mobiliser des compétences pour l’étude des milieux argileux «à toutes les échelles d’espace». «À toutes les échelles d’espace» renvoie à la fois à l’échelle des minéraux argileux, mais aussi aux grands systèmes géologiques que sont les bassins sédimentaires, par exemple, en passant par la brique d’argile, vue comme un matériau de construction. Au sein de l’école d’ingénieurs, notre petit groupe de géomécaniciens développe des techniques de suivi optique pour étudier la fissuration des roches argileuses [voir article de Solscope Mag n°19 de novembre 2021, ndlr] et des techniques dites de «changement d’échelle», visant à étudier l’impact de la microstructure d’un matériau argileux sur ses propriétés mécaniques utilisées par l’ingénieur.
Ces dernières années vous avez dirigé plusieurs thèses : pouvez-vous nous en citer quelques-unes et en décrire une plus particulièrement ? Pourquoi ce choix ? Vous avez également été président de jury de thèses, rapporteur de thèses, membre de jury. Avez-vous une expérience plus significative qu’une autre et pourquoi ?
L’encadrement de thèses et la participation aux jurys de soutenance font partie du métier d’enseignant-chercheur. Je suis particulièrement fier d’avoir participé, avec Stephen Hedan et Dimitri Prêt à l’encadrement des travaux d’Anne-Laure Fauchille. Anne-Laure a développé une méthodologie expérimentale permettant de coupler au laboratoire la technique de corrélation d’images numériques (CIN) et la microscopie électronique à balayage (MEB). La technique optique CIN 2D permet d’avoir les champs cinématiques (déplacements et déformations) de la surface d’un échantillon et le MEB permet d’identifier les microstructures et les minéraux associés à ces champs cinématiques. Cette méthodologie a été appliquée à des échantillons d’argilites soumis à une dessiccation reproduisant l’effet de la ventilation dans une galerie souterraine. La comparaison directe et quantitative des déformations hydriques et de la microstructure à l’échelle millimétrique a révélé que le lien entre les deux était complexe et faisait certainement intervenir de multiples paramètres microstructuraux (proportion des grains non argileux, taille et forme de ces grains, etc.). Ces travaux s’inscrivaient dans la problématique plus générale du stockage de déchets radioactifs dans les roches argileuses.
Selon vous, quelles sont les prochaines innovations dans votre domaine et celles qui vont émerger ?
Je vois au moins un domaine qui est celui des applications des méthodes géophysiques ou dit-on destructives aux problématiques de la géotechnique, et plus largement du génie civil. Les enjeux forts de sûreté de certains futurs grands projets vont conduire à mettre en place des suivis non invasifs des déformations et des éventuelles discontinuités au cœur des terrains ; je pense notamment aux projets liés au stockage en formation géologique profonde. En outre, une pression démographique de plus en plus accrue, la recherche de nouveaux terrains constructibles et l’exploitation de nouveaux espaces souterrains vont imposer une reconnaissance des sols et des roches de plus en plus fines et à haut rendement. Les méthodes géophysiques encore trop peu utilisées à mon avis en géotechnique peuvent contribuer à répondre à ces défis. Il s’agira alors de développer des méthodologies et des outils spécifiques qui devraient aboutir à «imager» – on pourrait dire «scanner» – le sous-sol en trois dimensions, voire quatre, si on pense aux techniques de monitoring.
Suivant ces développements, il s’agira aussi et surtout de clarifier les liens quantitatifs qui existent entre les mesurables géophysiques ou les «pixels» des images géophysiques et les propriétés géotechniques. Ce dernier aspect qui relève clairement de la physique des roches est au cœur de mes travaux de recherche. Je suis aussi convaincu que ces liens passent par une compréhension fine de l’organisation aux différentes échelles des géomatériaux mis en jeu.
Depuis, un an et demi, vous êtes également président du CFMR. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Depuis mes travaux de thèse, j’ai toujours gardé un lien avec le CFMR. Dès mon arrivée à l’ENSI Poitiers en 2009, j’ai décidé de m’investir un peu plus, et Frédéric Pellet, alors président, m’a incité à rejoindre le conseil du CFMR en 2013. Avec Joëlle Riss, nous avons relancé l’organisation du prix Pierre Londe qui récompense un travail de thèse en mécanique des roches de très grande qualité. À partir de 2017 et jusqu’en 2020, j’ai assuré la présidence du jury de ce prestigieux prix. Le CFMR a pour but de promouvoir les études intéressantes directement ou indirectement la géotechnique, la mécanique et la physique des roches, et d’en diffuser les résultats. Il organise notamment des séances techniques au rythme moyen de 4 par an. À titre d’illustration, le CFMR organise cette année des séances sur la caractérisation et la modélisation des discontinuités dans les massifs rocheux, sur les applications des méthodes de l’intelligence artificielle en mécanique des roches et sur les applications de l’interférométrie.
Quels sont les sujets de préoccupations actuels et futurs du CFMR ?
Le CFMR porte, je crois, au moins deux sujets de préoccupations qui pourraient se formuler par les deux questions suivantes : comment faire connaître les concepts spécifiques de la mécanique des roches, et par là même l’expertise de ses membres ? Et comment attirer et fidéliser nos jeunes collègues ? Au regard de la première question, mes collègues praticiens impliqués dans des grands projets ou des grands chantiers se plaignent souvent de constater que le massif rocheux est souvent abordé comme un massif de sols, sans tenir compte des discontinuités présentes. Autre exemple : durant les dernières discussions sur la mise en place de l’Eurocode 7, certains collègues doivent «batailler» pour mettre en avant des outils efficaces pour la caractérisation des massifs rocheux, mais complétement méconnus des confrères plus «mécaniciens des sols», majoritairement présents dans les commissions et groupes de travail. Ceci tient probablement au fait que notre discipline a développé des concepts et des outils qui restent encore trop peu enseignés dans les écoles d’ingénieurs, et plus largement dans les formations en géotechnique. Pour pallier cette difficulté, le CFMR a lancé deux initiatives : la première a consisté à éditer un manuel de mécanique des roches en 5 volumes qui rassemble aujourd’hui le corpus de connaissances de notre discipline, et ceci grâce à l’immense culture et la persévérance de Pierre Duffaut ; en second lieu, plus récemment, le CFMR s’implique via un groupe de travail coordonné par Didier Subrin du CETU (Centre d’étude des tunnels) dans les travaux de la Commission de normalisation de justification des ouvrages, groupe miroir français de l’Eurocode 7. Ce groupe de travail apporte ainsi son expertise pour la relecture et la révision des documents de normalisation. Au regard de notre deuxième préoccupation, nous restons vigilants pour que les jeunes collègues prennent toute leur place au sein de notre association. Il en va évidemment de la pérennité du CFMR. Un groupe CFMR_Jeunes, animé aujourd’hui par Lina Guyacan-Carillo de l’École nationale des ponts et chaussées, a vu ainsi le jour en 2018. C’est un groupe de jeunes collègues très dynamiques qui a été notamment à l’origine de l’organisation de webinaires internationaux labellisés par la Société internationale de mécanique des roches.
Que représente pour vous, en tant que nouveau président du CFMR, le parrainage de Solscope ?
Le parrainage de Solscope était une évidence. Solscope est effectivement un des rares lieux capables de réunir une grande partie de la géotechnique française, essentiellement des praticiens et des entreprises de ce secteur. Le CFMR se devait donc de soutenir cette initiative. En outre, pour être honnête avec vous, Solscope est pour nous un canal supplémentaire pour faire connaître nos concepts et plus largement nos activités. A moyen terme, je pense que Solscope devrait pouvoir être aussi un lieu où praticiens et universitaires, formateurs en géotechnique puissent se rencontrer et interagir.
Propos recueillis par Aude Moutarlier